Les quatre jeunes hommes étaient assis côte à côte sur des chaises de métal montées d’armatures de plastique orangé. Ils étaient nerveux. L’un replaça une mèche de cheveux, tandis qu’un autre ajusta sa cravate. Autour d’eux, d’immenses cadres dans lesquels des portraits de célébrités de jazz, de skiffle et de pop étaient affichés et tapissaient de manière ostentatoire les murs boisés. On pouvait notamment y apercevoir le portrait de Jimmy Young, signé et dédicacé à un certain Tim Albertine avec qui il aurait, semblait-il, eu beaucoup de plaisir un certain soir.
Patients, les jeunes hommes observaient la réceptionniste qui parlait au téléphone. Elle semblait s’affairer à mille et une choses. Elle retint le téléphone de son épaule gauche, tandis qu’elle écrivait dans un calepin de sa main droite. Elle raccrocha soudain et poussa un soupir comme la chaudière d’une locomotive qui aurait laissé échapper sa vapeur sous pression. Le voyant rouge de son interphone rougit.
« Faites entrer les messieurs, je vous prie, Paige, ordonna la voix métallique.
– Tout de suite, monsieur. Ils seront avec vous dans quelques instants. »
Au même moment, un des cadres de bureau, s’alluma un cigare et alla naturellement tapoter de sa main le postérieur de sa secrétaire callipyge.
« Tu m’apporteras un café quand tu auras deux minutes, Paige, lui dit-il avec un sourire.
– Oh Jim ! Arrêtez, vous me faites rougir. J’irai vous servir votre café dès que ces messieurs seront dans le bureau de monsieur Smith.
– Merci, chérie. Tu es vraiment un amour, répondit l’homme en disparaissant dans ce qui semblait être son bureau.
– Veuillez me suivre, s’il vous plaît. Monsieur Smith vous attend à l’étage.»
Après un court tour d’ascenseur, les portes s’ouvrirent enfin. Elles menaient directement à l’immense bureau de Monsieur Smith, le directeur artistique de la boîte.
« Bonjour, messieurs, asseyez-vous. Bienvenue chez Decca. »
Les quatre musiciens s’exécutèrent après lui avoir tour à tour serré la main.
« Écoutez… Hum… Bon… des jeunes comme vous qui cognent à ma porte, j’en vois tous les jours et pleins comme ça. »
Tout en parlant, Monsieur Smith brandit ses mains dans les airs avec des gestes amples et approximatifs, et continua.
« J’ai discuté le bout de gras avec votre agent, monsieur Epstein, et il m’a parlé de vous. Normalement, je ne perds pas mon temps avec des amateurs de votre genre, mais je le connais depuis longtemps et je lui en devais bien une. Il m’avait déjà impressionné quand il m’avait fait écouter «Gerry and the Pacemakers», mais ça avait fait chou blanc… En tout cas… Le marché est saturé et c’est difficile de percer de nos jours. J’ai pris la peine d’écouter votre démo et… Écoutez, les gars, vous m’avez l’air de bons types, c’est pourquoi je vais me permettre d’être totalement réglo avec vous, tout en restant poli : ce que vous m’avez fait écouter était «correct», sans plus. »
Smith, ennuyé, replaça les crayons qui étaient épars, çà et là, sur son bureau.
« Je veux dire que ce n’était rien d’exceptionnel, rien de bien nouveau ni de bien accrocheur. Les paroles ne sont pas top et la musique est ennuyeuse grave, j’vous dis pas. Je ne veux pas dire que vous n’avez pas de talent : on sent l’effort, c’est vrai. Mais pour percer dans le monde du showbiz, il faut être au «maxitop». Vous me suivez, les gars ? Il faut tenir quelque chose de grand ! Être de véritables artistes ! Mais là, ce que vous m’offrez… Ça craint un max en réalité. Point barre. Vous me présentez des ballades hésitantes et un répertoire peu ambitieux. Votre première chanson, là, elle manquait totalement de rythme. On est loin du ver d’oreille, je vous le dis!»
Le directeur se leva et alla se servir à boire. Des alcools étaient exposés dans des carafes, à deux pas de son bureau. Elles étaient assez près pour qu’il puisse se servir – lui, et à l’occasion ses invités –, mais assez loin de lui pour qu’il doive se lever de son fauteuil de cuir. Il se servit un scotch – probablement un double – et continua son monologue, tout juste après qu’il ait poussé un à peine perceptible soupir d’agacement.
«Ce n’est vraiment pas assez nickel pour que je présente ça à mon patron. Sérieusement. Ça serait comme pisser dans un violon. Et j’ai pas envie de pisser, vous pigez?
Bon, ça me fait vraiment de la peine, parce que vous m’avez l’air des mecs plutôt travaillants, mais…»
Smith s’interrompit et les dévisagea.
«Et qu’est-ce que c’est que cette coupe de cheveux, dailleurs ? Vraiment, vous avez l’air un peu simplets, non ? Vous êtes tout sauf présentables… Et le nom que vous avez donné à votre groupe… On se croirait au jardin d’enfants. Vous laissez croire que vous avez une case en moins.
Je peux vous dire une chose qui est vraie, et ça, fiez-vous à mon expérience : ce n’est pas avec des choix idiots comme ceux-là que vous arriverez à percer le monde du show-business. À votre place, j’apprendrais à faire autre chose que de la musique. Vous voyez ce que je veux dire ? Je ne sais pas… Non, mais sans déconner, les mecs, je ne crois pas que votre musique passera un jour sur les ondes, même locales. Vous seriez mis au rancart en moins de deux…»
Pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté la réception, un des jeunes hommes ouvrit son clapet, frustré.
«John, Paul, Georges, on s’en va. On n’a plus rien à faire ici.
– Bonne chance, les Beatles. Mais je vous préviens : personne ne s’intéressera à vous, je vous le dis !»